Aujourd’hui est un jour particulier, je ne sais pas si j’ose dire que c’est un jour spécial, je suis déchirée entre l’envie de célébrer toutes mes victoires ou au contraire de pleurer tout ce que j’ai perdu. Un peu des deux sans doute.
Le 14 mai 2010 mon monde a basculé.
Ce jour-là, les mots « cancer du sein » ont fait une entrée fracassante dans mon univers, un tsunami qui modifiera à jamais mon vocabulaire, mon corps, ma vision de la vie, ma relation aux autres, ma vie de couple, mon rôle de maman, de sœur, de fille, d’amie.
Ce jour-là, une peur comme jamais je n’avais vécu la peur auparavant, une montagne infranchissable se dressait désormais devant moi; ma finitude était là: on me donnait 32% de chance d’être encore vivante 5 ans plus tard.
Ce jour-là, un trou noir dans lequel je tombais, un précipice sans fond; plus rien ne faisait sens, les heures étaient devenues des jours entiers tellement le temps semblait s’être arrêté et tellement j’étais sidérée.
Ce jour-là, j’ai dû douloureusement apprendre ce que veut réellement et profondément dire « agir aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire » (merci Alain Berset d’avoir rendu populaire ce que je vivais déjà dans ma chaire depuis longtemps). En effet, il fallait se dépêcher car le cancer gagnait du terrain, mais en même temps il fallait être patient pour attendre les résultats et connaître le plan d’action. Il fallait se rendre aux rendez-vous, beaucoup de rendez-vous, un tourbillon de rendez-vous. Chaque fois je ne comprenais pas ce qu’on me disait, je voyais bien qu’on me parlait, mais j’avais l’impression qu’on ne s’adressait pas à moi.
Ce jour-là j’avais 35 ans, deux jeunes enfants de 8 et 4 ans, une vie professionnelle devant moi, mais on insistait à me répéter ce putain de mot « cancer ». Cancer. CANCER. C-A-N-C-E-R. Mon cerveau ne pouvait juste pas percuter. Comment le pouvait-il? C’était trop, alors il me plongeait dans un autre monde pour me protéger: il y a beaucoup de choses de ces premières semaines dont je ne me souviens plus, mais ce putain de jour-là je ne pourrais jamais l’oublier.
Ce jour-là ma vie a commencé. Non, ma deuxième vie, celle où on se rend compte qu’on en a qu’une. Une fois la stupeur passée, les heures redevenues des heures chronologiques normales, la vie a trouvé une porte d’entrée, une toute petite porte d’entrée, il le fallait, les enfants avaient besoin de moi, leur réalité d’enfant bousculait ma réalité figée, mon mari avait besoin de moi, il fallait mettre la deuxième vitesse, débuter les interventions chirurgicales, les chimiothérapies, les radiothérapies, les reconstructions, les déconstructions, les traitements à vie. Il me fallait me soumettre à la douleur, la peur, aux effets secondaires, à l’inconnue mais surtout pas me laisser mourir, pas me laisser aller.
Ce jour-là se mettait en mouvement un autre élan, un autre parcours, de nouveaux codes, une nouvelle normalité, des apprentissages, des désapprentissages; il y avait un avant et un après.
Ce jour-là débutait des rencontres incroyables, des découvertes inouïes, de belles leçons, des magnifiques réalisations, de superbes explorations, de grandioses déceptions, des deuils écrasants, des renouveaux époustouflants.
Ce jour-là semblait impossible à dépasser, à surpasser, à franchir et pourtant. Je suis encore là,
plus belle,
plus forte,
plus sage,
plus calme,
plus riche,
plus sereine,
plus spontanée,
plus intelligente,
plus douce,
plus fragile,
plus tendre,
plus fière,
plus déterminée,
plus compétente,
plus confiante,
plus bienveillante,
plus apaisée,
plus attentionnée,
plus autonome,
plus vulnérable,
plus reconnaissante,
plus humble,
plus combative,
plus égoïste,
plus généreuse,
plus conciliante,
plus possessive,
plus rebelle,
plus pétillante,
plus créative,
plus protectrice,
plus râleuse,
plus curieuse,
plus romantique,
plus cynique,
plus pensive,
plus vive,
plus désillusionnée,
plus amoureuse,
plus fantasque,
plus triste,
plus heureuse,
plus gourmande,
plus ironique,
plus passionnée,
plus tolérante,
plus naturelle,
plus sincère,
plus nonchalante,
plus têtue,
plus originale,
plus paresseuse,
plus volontaire,
plus observatrice,
plus peureuse,
plus solidaire,
plus militante,
plus présente,
plus survoltée,
plus têtue,
plus vivante,
plus M-O-I.
Et cela m’a pris tous ces jours d’après pour y arriver, 10 ans pour me trouver, pour arriver jusqu’ici et maintenant. Les minutes, les heures, les jours, les mois, les années sont passées, la vie a repris le dessus et même si je ne l’oublierai jamais ce 14 mai 2010, il est derrière et je suis bien là, libre de savourer chaque instant, seule, avec mon mari, avec mes enfants, avec ma famille élargie, avec mes ami-e-s et dans mes endroits préférés. C’est tout ce que je veux de la vie, ça et qu’elle me laisse encore un peu repousser ma finitude.
(Coucher de soleil sur ma plage préférée en Normandie, avec mes hommes)